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Anthropologie - Le tissage, source du pouvoir des femmes dans les sociétés nordiques dès l'Âge Viking

Grâce à leur métier à tisser, les femmes auraient été les piliers de l'économie des premières sociétés insulaires nord-atlantiques. C'est ce que démontrent les travaux révolutionnaires d'une archéo-anthropologue américaine portant sur plusieurs centaines de restes de tissus et vêtements, découverts notamment dans des sépultures en Islande et au Groenland, sur une période de 1000 ans.

L'archéologie a un problème de représentation. Le plus souvent, lorsque les chercheurs sondent le passé humain, ils se concentrent principalement sur les activités des hommes à l'exclusion de celles des femmes. Cela se produit pour plusieurs raisons. La première, parce que les types d'artefacts qui ont tendance à bien se conserver sont faits de matériaux inorganiques tels que la pierre ou le métal, et beaucoup d'entre eux sont associés à des comportements stéréotypés liés aux hommes, comme la chasse. Une autre raison réside dans le fait que les premiers archéologues étaient pour la plupart des hommes, plus intéressés par le travail masculin que féminin. En conséquence, les éléments de compréhension acquis au sujet des cultures anciennes sont terriblement incomplets.

Ces dernières années, les archéologues ont cherché à combler ces lacunes dans leurs connaissances, notamment en examinant de plus près des vestiges traditionnellement ignorés tels que les textiles, considérés depuis longtemps comme des restes insignifiants. Les tissus traversent rarement les siècles car ils se décomposent facilement en dehors de conditions de conservation idéales. Mais même parcellaires, ils contiennent une mine d'informations sur les personnes qui les ont fabriqués et portés.

 

Le textile "aussi important que la chasse"

Anthropologie - Le tissage, source du pouvoir des femmes dans les sociétés nordiques dès l'Âge Viking - Illustration: Chase StoneMichèle Hayeur Smith, archéo-anthropologue à l'Université Brown à Providence, dans le Rhode Island, est une avant-gardiste insatiable. Elle a compulsé les sources écrites et les études sur les tissus anciens, et a parcouru les sites archéologiques et les collections des musées à la recherche des textiles susceptibles de mettre en lumière la vie des femmes dans les premières sociétés nord-atlantiques. Les résultats qu'elle a obtenus ont montré que l'expansion viking n'aurait jamais eu lieu sans le travail de tissage des femmes.

L'étude qu'elle a dirigée a débuté dans l'espace de stockage au sous-sol du Musée national d'Islande, avec ses rangées d'étagères métalliques regorgeant de boîtes et de sacs remplis de tissus recouverts de terre. Elle s'y est rendue pour la première fois en 2009 afin d'inspecter la collection de vestiges datant de l'Âge Viking et des périodes ultérieures. " Cela représentait des milliers de bouts de tissus", a-t-elle précisé. "Pourtant, ils étaient juste là, sans que qui que ce soit ait vraiment pris la peine de les examiner". 

Michèle Hayeur Smith a grandi entourée de tissus du monde entier que sa mère anthropologue collectionnait. Vers l'âge de 20 ans, elle a obtenu un diplôme dans la mode à Paris. Elle savait que la façon dont les gens du passé s'habillaient et fabriquaient tout, des pièces de monnaie aux manteaux, pouvait en dire long sur une culture perdue, en particulier sur les femmes. Dans les années 90, en tant que doctorante à l'Université de Glasgow, elle s'est consacrée à l'étude des vêtements et accessoires des femmes vikings, des artefacts généralement découverts dans des sépultures. Inspirée par ce premier aperçu dans la réserve du musée de la richesse des restes textiles, elle a finalement décidé de découvrir en quoi consistait la vie des femmes ordinaires qui passaient leur temps devant le métier à tisser. 

Depuis lors, l'archéo-anthropologue a entrepris une analyse comparative systématique des tissus sur une période couvrant plus de neuf siècles d'Histoire, en commençant par la colonie nordique d'Islande en 874 de notre ère. Ses investigations dans la collection textile du Musée national d'Islande, ainsi qu'au Groenland, au Danemark, en Écosse et aux îles Féroé, sont parmi les premières à prouver que les chercheurs se sont jusqu'à présent trompés en minorant l'importance du tissu et des femmes dans les sociétés insulaires du nord-atlantique à l'Âge Viking et au Moyen Âge. " Les tissus et ce que les femmes fabriquaient étaient aussi importants que la chasse, la construction des maisons et les luttes de pouvoir", a-t-elle affirmé. 

Ses travaux offrent un nouvel aperçu de la façon dont les femmes ont influencé le commerce international en produisant du tissu, ont façonné le développement des identités nationales en créant de vêtements et ont aidé leur communauté à survivre au changement climatique.

 

Des interprétations sous influence

Les femmes vikings sont perçues dans la culture populaire à travers le filtre de chaque époque. Dans les années 1950, elles étaient décrites comme faibles et assujetties aux hommes. Dans les années 1970, elles ont été sexualisées. Dans les récentes séries telles que Vikings et The last Kingdom, elles sont représentées comme des vierges au bouclier ou des guerrières. 

Jusqu'à ce que Michèle Hayeur Smith commence son travail, la véritable vie des femmes à l'Âge Viking était largement méconnue de la science. Selon l'archéologue Douglas Bolender de l'Université du Massachusetts à Boston, qui étudie le monde nordique à cette période et au Moyen Âge, ce qui est connu à ce sujet et des sociétés de l'époque provient dans les grandes lignes des sagas islandaises. Mais ces récits ont été rédigés plus de trois siècles après les événements qu'ils décrivent. Et les auteurs, qui étaient des hommes, étaient des chrétiens écrivant sur leurs ancêtres 'païens'.

Dans l'Archéologie, les femmes 'vikings' ont longtemps été stéréotypées comme effectuant principalement des tâches domestiques: élever les enfants, cuisiner, tisser et confectionner des vêtements. Des sources écrites et des preuves archéologiques confirment qu'elles étaient aussi tisserandes. Et, parfois durant des années, lors des absences de leur mari parti piller ou faire des expéditions commerciales, les femmes dirigeaient les fermes et se livraient au commerce, observe Michèle Hayeur Smith.

"Il y a du vrai dans l'idée que nous avons trouvé le travail des femmes moins intéressant", a déclaré l'archéologue Thomas McGovern de l'Université de la ville de New York. Il a débuté sa carrière dans les années 1970 et se souvient que "c'était surtout de vieux hommes aux cheveux blancs". Cependant, cela a changé depuis, et dans le bon sens selon lui, avec beaucoup plus de femmes et de diversité en général.

Malgré tout, les visions traditionnelles au sujet des femmes influencent encore les interprétations des preuves par les chercheurs, déclare Marianne Moen du Musée d'Histoire culturelle d'Oslo. Experte de l'Âge Viking qui étudie la question du genre dans les archives archéologiques, elle dit qu'elle voit régulièrement la façon dont la signification des artefacts est déformée par les idées préconçues sur ce qu'ils doivent signifier. Par exemple, la tombe remplie d'armes d'un guerrier sur le site de Birka en Suède a longtemps été considérée comme le dernier lieu de repos d'un homme, jusqu'à ce que des analyses génétiques prouvent qu'il s'agissait d'une femme.

Alexandra Sanmark de l'Université des Highlands et des Îles à Perth, en Écosse, une autorité sur le sujet des Vikings et l'Archéologie du Moyen Âge, est d'accord. Un homme enterré avec une balance est considéré comme un marchand, résume-t-elle, mais une femme enterrée avec le même objet sera nécessairement la femme d'un marchand, et ce en dépit des nombreux artefacts pouvant que les femmes faisaient du commerce.

 

Un standard de 4 à 15 fils de chaîne

Michèle Hayeur Smith est partie de ce constat selon lequel les chercheurs méconnaissaient les femmes et leurs activités, "parce que ce sont des hommes qui analysaient cela du point de vue des hommes et des codes de droit médiévaux écrits par des hommes. Personne n'était allé voir les vraies choses faites par les femmes".

L'archéo-anthropologue n'est pas partie de zéro pour commencer ses recherches. Il existe quelques études sur les textiles, notamment celle de feu Elsa Guðjónsson, dont les travaux ont été fondamentaux pour Hayeur Smith. Elle indique cependant que Guðjónsson n'a pu analyser qu'une "poignée" de pièces de tissu archéologiques parmi la montagne d'artefacts de la collection du musée d'Island. Et le travail de Guðjónsson, comme celui d'autres analystes des textiles, s'est principalement concentré sur des détails techniques tels que le nombre de fils, les types de tissages, les variétés de laines, les points de broderie et les outils utilisés pour les fabriquer afin de comprendre les techniques de tissage.

Pour Michèle Hayeur Smith, les détails techniques étaient importants, mais elle avait un objectif différent en tête: créer ce qu'elle appelle une "archéologie sociale" de la culture à travers laquelle elle pourrait découvrir la vie des femmes qui fabriquaient les tissus. À cette fin, elle s'est concentrée sur le "homespun" (la "bure") de la vie de tous les jours - un tissu de laine uni - fabriqué par des femmes ordinaires qui n'ont laissé aucune tombe élaborée dans les fermes nordiques. La seule empreinte qu'elles ont laissée pour la postérité, ce sont les textiles qu'elles ont tissés sur leur métier.

La chercheuse a fait elle-même une démonstration du type de tissage pratiqué à l'Âge Viking lors d'un événement organisé par le Musée d'Anthropologie Haffenreffer à Brown en 2020 (cf. vidéo ci-dessous)

Avant l'an 1000 environ, le métier à tisser semble avoir été installé dans une dyngja, un atelier de tissage, explique l'archéologue de l'Université d'Albany Kevin Smith, le mari de Michèle Hayeur Smith, qui a fouillé ce type de structures en Islande. Ces maisons semi-enterrées, explique-t-il, qui sont creusées à une profondeur de 50 cm à 1 mètre environ, avec des murs tantôt en tourbe, tantôt en bois, offraient un espace suffisament haut pour que les gens puissent se tenir debout et travailler, éclairés et réchauffés par un foyer en pierre. Ne mesurant pas plus de 3 mètres sur 5, elles formaient un lieu privé pouvant accueillir un métier à tisser et peut-être jusqu'à trois femmes en train de filer et tisser tout en se racontant des histoires.

Michèle Hayeur Smith a effectué plusieurs voyages au laboratoire du sous-sol du musée en 2010, examinant chaque spécimen de tissu au microscope, comptant les fils de chaîne et de trame, prenant note de leurs caractéristiques telles que le sens de rotation du fil, le type de fibre utilisé et le type de tissage. Elle a enregistré chaque donnée et extrait de petits échantillons pour des analyses et des tests plus approfondis, comme un type de datation appelée spectrométrie de masse par accélérateur.

Au cours des années suivantes, elle a étudié les restes de tissus provenant des réserves d'autres musées en Islande, au Groenland, aux Îles Féroé, en Écosse et en Norvège. Équipée d'un pied à coulisse numérique, elle a mesuré le diamètre des fibres des tissus et les dimensions de ces derniers. Pour chaque spécimen, elle a méticuleusement noté la date, le lieu de sa découverte et les détails de confection tels que les fils de chaîne par centimètre carré.

Quelque part entre la première et la deuxième année de ce travail interminable, l'archéo-anthropologue a enfin pu s'écrier "Eurêka". Plus elle analysait le matériel de sites différents, plus elle voyait le même schéma se reproduire: "Les textiles de l'époque viking étaient colorés et variés, mais à l'époque médiévale, il y a eu un changement total en faveur d'un tissu standardisé".

Alors que les tissus modernes ordinaires peuvent comprendre de 75 à 300 fils de chaîne, Michèle Hayeur Smith a relevé qu'en Islande, et seulement du XIIème au XVIIème siècle, toutes les pièces de tissus comprenaient de 4 à 15 fils de chaîne. De plus, au XIème siècle, le sens de rotation du fil est passé presque complètement de la chaîne et de la trame filée en 'Z' (i.e. dans le sens des aiguilles d'une montre) à la trame filée en 'S' (i.e. dans le sens antihoraire) typique du tissu appelé vaðmál. Cela indique que la fabrication de ce textile s'est donc standardisée pour respecter une certaine norme. "Les femmes gagnaient de l'argent!', s'est exclamée l'archéologue.

 

Le vaðmál, une devise et une marchandise réglementée

The Valkyries' Loom, The Archaeology of Cloth Production and Female Power in the North AtlanticLe système économique naissant de l'Islande était basé sur celui de la Norvège. Certaines marchandises, comme les tissus, les vaches, le beurre, les céréales, se voyaient légalement attribuer une valeur basée sur leur équivalent en argent. Vers la fin de l'Âge Viking, cependant, les textiles de laine tissés à la maison sont devenus, en tant que marchandises, beaucoup plus importants en Islande qu'en Norvège.

Les chercheurs pensent que ce changement peut avoir résulté de facteurs tels que la rareté de l'argent après que les Vikings aient cessé les pillages, la croissance démographique et la production de laine en plein essor au sein de la colonie. "Bien que sa valeur soit encore mesurée, en théorie, par rapport à l'argent, ce tissu [...] est devenu légalement réglementé comme un vrai produit de commerce", écrit Michèle Hayeur Smith dans son livre paru en 2020, intitulé "The Valkyries' Loom: The Archaeology of Cloth Production and Female Power in the North Atlantic". 

Le vaðmál, explique-t-elle, est une combinaison de mots en vieux norrois, vað ("étoffe" ou "tissu") et mál ("mesure"), qui signifie "tissu mesuré selon une norme". Il est fréquemment mentionné comme mesure et moyen d'échange dans les textes juridiques islandais, ainsi que dans les comptes de vente, les inventaires d'églises et les registres agricoles, des années 1100 au XVIIème siècle. Le vaðmál servaient à tout pour les femmes. En fait, elles en produisaient d'énormes quantités, à la fois comme unité monétaire et comme marchandise à vendre localement ou ailleurs. Le vaðmál pouvait être utilisé pour payer les taxes et les dîmes, mais il pouvait aussi être échangé ou vendu pour faire des vêtements et autres produits de nécessité. Il était particulièrement demandé en Angleterre, un pays qui produisait ses propres tissus de luxe mais qui avait besoin de grandes quantités de ce tissu islandais durable et bon marché pour habiller les paysans, les démunis et les simples soldats.

L'idée selon laquelle le travail effectué à la maison est "domestique" et donc moins important puisqu'il ne rapporte pas ou peu d'argent, est un concept d'aujourd'hui, d'après Marianne Moen. Dans le monde nordique, "la maison était l'endroit où le travail était effectué". Or Michèle Hayeur Smith affirme que le vaðmál était en réalité un produit majeur, source de revenus. Les érudits connaissaient le vaðmál de manière "abstraite", ajoute-t-elle, tel qu'il était précisément défini dans les livres de droit médiévaux. Mais les textes de lois ne mentionnent jamais les femmes qui le tissent. Et personne n'a jamais vérifié les restes de tissus pour voir s'ils étaient conformes aux spécifications légales.

Parallèlement à son analyse des tissus, l'archéologue a donc examiné les textes juridiques, dont la plupart sont heureusement déjà traduits du vieux norrois en anglais moderne. Elle a ainsi pu confirmer que les textiles confectionnés par les femmes islandaises était exactement conforme aux normes consignées par écrit. Le tissu était également censé mesurer deux "coudées" (environ 1 mètre) de large et 6 "coudées" de long (près de 3 mètres). Cette pièce de tissu était égale à un certain poids en argent. "Tout le monde pensait que l'économie était une affaire d'hommes. En fait, ce n'étaient pas les hommes mais les femmes qui prenaient les décisions", avance l'archéo-anthropologue.

Elle suggère que les femmes sont à l'origine des spécifications du vaðmál, ou tout du moins ont collaboré avec les hommes pour les édicter. "C'est difficile de savoir ce à quoi elles pensaient. Ce qui est clair en regardant le temps que cela représentait et les outils, c'est que chaque femme valide au sein d'un ménage devait se sentir concernée". En effet, jusqu'à un certain point selon elle, "elles ont sans doute contrôlé une grande partie de la rédaction de ces directives juridiques". "Ce ne sont pas les hommes assis là qui écrivent des livres [...] parce que [les hommes] ne s'approchaient pas des métiers à tisser", a-t-elle ajouté.

 

Tissage et tabous dans les sources écrites

Michèle Hayeur Smith fonde cette affirmation en partie sur des preuves provenant de sources poétiques et mythologiques, y compris les sagas islandaises, qui fournissent des indices sur les comportements profondément ancrés envers les femmes et l'activité du tissage à l'époque viking et au-delà. Le pouvoir des femmes est mis en exergue dans le poème scaldique Darraðarljóð figurant dans la saga de Njáll le Brûlé, relève Karen Bek-Pedersen, spécialiste des éléments féminins de la religion à l'Âge Viking à l'Université d'Aarhus au Danemark. Dans la saga, un guerrier à l'aube d'une bataille a une vision dans laquelle il jette un coup d'œil dans une dyngja et voit douze valkyries. Elles installent un métier à tisser et commencent à travailler en utilisant des viscères d'hommes comme matière. Au fur et à mesure qu'elles tissent, elles décrivent - et déterminent - la défaite sanglante à venir.

Les poèmes des sagas sont probablement antérieurs aux sagas elles-mêmes, précise Karen Bek-Pedersen. Remplis de métaphores, d'allitérations, de rythmes et de rimes, ils sont difficiles à modifier et faciles à retenir, ce qui les rend susceptibles d'avoir été transmis par la tradition orale.

La dyngja, observe-t-elle, peut être considérée comme un espace "chargé d'une énergie féminine qui dépasse les capacités des femmes ordinaires".  Dans ces écrits, rappelle-t-elle également, les hommes qui traînent vers une dyngja et bavardent avec les femmes sont dépeints comme des lâches ou des êtres méchants qui, invariablement, finissent mal. Le fait que la dyngja était un espace boudé par les hommes pèse lourdement dans l'appréciation que fait Michèle Hayeur Smith du pouvoir des femmes lié à la confection des vêtements. Les hommes craignaient, s'ils entraient, de perdre leur virilité ou même la vie.

Après que la Scandinavie soit devenue chrétienne vers l'an 1000, les métiers à tisser ont été introduits dans le principal espace de vie de la maison longue. Le tissage était probablement effectué dans un coin ou une pièce à part, tant les tabous qui pesaient sur cet artisanat féminin devaient encore très certainement rester vivaces. Ces tabous sont devenus un facteur critique et révélateur du pouvoir des femmes alors que le tissu devenait un moteur important de l'économie islandaise.

 

De l'influence du climat sur la production textile

En 2011, Michèle Hayeur Smith a rencontré Thomas McGovern dans un restaurant chinois de l'Upper East Side de Manhattan pour procéder à un transfert d'un genre particulier: les restes fragiles de textiles issus d'une fouille que McGovern et son équipe avaient effectuée quelques années plus tôt sur un site appelé Tatsipataa, dans le sud-ouest du Groenland. L'archéo-antrhopologue cherchait à savoir pourquoi le tissu fabriqué par les femmes du Groenland différait autant du tissu fabriqué par les tisserandes islandaises. 

Le Groenland a été colonisé en 986 par des Islandais. Il s'agissait de partisans d'Erik le Rouge qui avait été exilé d'Islande pour un homicide. Le tissu des Groenlandais était au départ identique au tissu des Islandais qui comprenait plus de fils dans la chaîne que dans la trame, mais il a finalement évolué jusqu'à contenir plus de fils dans sa trame que dans la chaîne.

Au début des années 2000, feu Else Østergård, experte en textiles au Musée national danois, a proposé une explication à ce changement. Selon elle, il était possible que les innovations du tissage des femmes groenlandaises puissent être une réponse au refroidissement du climat connu sous le nom de Petit Âge glaciaire. Au Groenland, la première baisse spectaculaire des températures a commencé vers 1340 environ et s'est poursuivie de manière fluctuante de la moitié du XVème siècle, avec la disparition des colonies, jusqu'au XXème siècle.

L'archéologue a entrepris de tester l'hypothèse d'Østergård grâce aux pièces de tissus en provenance du site archéologique de Tatsipataa. Les restes textiles remis par Thomas McGovern se sont avérés "phénoménaux", a-t-elle déclaré. Mis au jour dans des conditions contrôlées, à partir d'une série de couches de vestiges bien documentées, ils débordaient d'informations sur les changements de tissage, le moment où ces changements se sont produits et, dans une certaine mesure, les raisons pour lesquelles ils ont eu lieu. En collaboration avec Thomas McGovern et Konrad Smiarowski, l'archéologue a pu consulter le plan de fouille et la manière dont les artefacts avaient été déposés dans les couches du sol. Tout indiquait que le tissu à dominante de fils dans la trame était bien apparu un peu plus tard dans le temps.

En datant les restes de tissus de Tatsipataa, Michèle Hayeur Smith a pu corréler le ratio entre les fils de trame et les fils de chaîne dans chaque échantillon avec les enregistrements des données climatiques. Comme Østergård l'avait supposé, le tissu à trame dominante a en effet augmenté à mesure que les températures baissaient durant le XIVème siècle. "Cela correspondait parfaitement aux données climatiques", confirme l'archéologue. Pourtant, s'empresse-t-elle de nuancer, aussi intéressante que soit cette découverte, "il ne s'agissait que d'un site".

Afin de démontrer que les femmes ont adapté leur tissage au changement climatique, elle s'est mise en quête d'autres vestiges textiles de tout le Groenland à différentes périodes. En 2014, entre le musée de Nuuk et, lors d'un autre voyage la même année, le Musée national du Danemark à Copenhague, elle a examiné près de 700 échantillons de tissus au total provenant de plusieurs sites archéologiques à travers le Groenland. Elle est retournée à Nuuk en 2017 pour en étudier encore davantage. Ainsi, avec toutes les datations qu'elle a relevées, auxquelles s'ajoutent celles d'Østergård, elle a pu suivre l'évolution du tissu à trame dominante et confirmer sa corrélation avec le changement climatique.

Le tissu à trame dominante s'est très précisément généralisé entre 1300 et 1362, à la suite de quoi le tissage de ce textile s'est intensifié pour devenir "le plus couramment produit au Groenland", écrit l'archéo-anthropologue dans son ouvrage. Il ne fait quasiment aucun doute, selon elle, qu'il s'agit d'une décision délibérément prise par les tisserandes du Groenland pour faire face aux températures plus froides.

 

Des histoires que seuls les tissus racontent

Finalement, c'est une combinaison de forces naturelles, politiques et économiques qui viendra priver les femmes islandaises et groenlandaises du pouvoir qu'elles possédaient grâce à la confection de ce tissu si important. Vers 1450, le Petit Âge glaciaire, entre autres facteurs, avait fait disparaître la colonie nordique du Groenland, tandis que la peste et les bouleversements politiques secouaient le royaume de Norvège.

En 1603, les autorités danoises sous le règne de Christian IV ont imposé un monopole royal sur le commerce et ont strictement exigé que toutes les importations et exportions passent par le Danemark, réduisant ainsi la liberté de commerce de l'Islande. À ce stade, bien que l'Islande ait continué à utiliser le vaðmál comme monnaie et produit d'exportation jusqu'à la fin du XVIIème siècle, le poisson avait remplacé le tissu en tant que principale exportation du pays dès le XIVème siècle. 

Imitant les Anglais, dont les guildes de tissages masculines produisaient de fines étoffes sur des métiers à tisser actionnés par des pédales depuis le début du XIVème siècle, les Danois ont formé les hommes du Nord Atlantique à tisser sur ces 'machines' plus rapides. Ils ont mis en place des ateliers de production un peu partout en Islande, y compris à Reykjavik. Ils ont donné aux femmes des rouets, un moyen beaucoup plus efficace de créer du fil que les fusaïoles avec le fuseau. Les Danois ont également encouragé les femmes à tricoter, une compétence qu'elles avaient développée au XVIème siècle pour répondre à une demande du marché pour les exportations de tricot. De plus, ils importaient en Islande du tissu du Danemark. Les femmes pouvaient l'acheter pour confectionner des vêtements et ainsi s'épargner le travail harassant du tissage. En prenant toutes ces mesures, les Danois ont largement écarté les femmes des activités de tissage.

Néanmoins, comme l'a découvert Michèle Hayeur Smith dans les archives archéologiques, les femmes ont continué à tisser leurs textiles à la maison, dans leur ferme. En témoignent les bouts de tissus qui ont refait surface dans des sites des XVIIème et XVIIIème siècles à travers toute l'Islande, y compris à Skálholt, le siège ecclésiastique le plus riche de l'île. Elle pense que les gens ont utilisé ce tissu 'fait-maison" comme une déclaration d'identité nationale face à la domination danoise et aux nouvelles lois imposant une transformation de la tradition féminine de confection textile vieille de 900 ans. "Je vois cela comme une résistance", a-t-elle déclaré.

Les Danois - et le développement de l'industrialisation - ont pourtant fini par l'emporter. Au début du XIXème siècle, plus personne déjà ne savait comment tisser sur les vieux métiers. Et les femmes, devenues principalement des consommatrices, en sont sorties perdantes. "C'est en partie la révolution industrielle qui a scellé le destin des femmes en tant que citoyennes de seconde classe et assuré que la société occidentale deviendrait si violemment patriarcale", écrit Michèle Hayeur Smith dans son livre The Valkyries' Loom. 

L'archéo-anthropologue continue ses recherches, à la poursuite d'histoires que seuls les tissus peuvent raconter. Autrefois dubitatif, Thomas McGovern conclut: "après ses publications, plus personne ne regardera les textiles de la même manière" .

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