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Grèce - Les Vikings ont tagué le Lion du Pirée avec des runes

Des centaines, voire des milliers de Vikings se sont rendus en Méditerranée en tant que mercenaires. Ce qui pourrait passer pour un acte de vandalisme sur une statue de la Grèce antique à Venise témoigne encore aujourd'hui de leur passage dans le port d'Athènes. 

C'est Johan David Åkerblad qui le premier identifia, au tournant du XVIIIème siècle, la nature des inscriptions gravées sur les deux côtés de la statue. Ce diplomate et linguiste suédois, alors âgé de 36 ans, était en visite à Venise lorsqu'il reconnut immédiatement des runes sur le grand lion à l'entrée de l'arsenal, l'ancienne base navale de la célèbre ville adriatique.

D'aucuns auraient pu penser que les Vikings devaient avoir fait main basse sur les trésors antiques de la cité puisqu'elle existait déjà à l'époque où ils écumaient la Méditerranée. Mais la statue est bien plus ancienne et se trouvait à l'origine installée au Pirée, le principal port d'Athènes. 

 

De Porto Leone à l'arsenal

Sculpté en position assise dans du marbre blanc vers 360 avant notre ère, à l'époque d'Alexandre le Grand, le Lion du Pirée a presque 2400 ans aujourd'hui. Il mesure près de 3 mètres de haut et fut durant 1500 ans un point de repère si important qu'il valut au port d'être rebaptisé Porto Leone, littéralement le "Port du Lion".

Les Vénitiens se l'accaparèrent après avoir arraché en 1668, à l'issue de la Guerre de Morée (ou sixième guerre turco-vénitienne), le contrôle de la ville portuaire d'Athènes aux Turcs de l'Empire ottoman.

Depuis lors, la statue orne la porte de l'arsenal aux côtés d'autres sculptures de lions, un animal symbole de Saint Marc, le saint patron de Venise. Le lion du Pirée se distingue toutefois par trois inscriptions runiques datées du XIème siècle qu'il arbore sur ses deux flancs. 

 

Impacts de balles et lente érosion

Le premier à avoir été chargé de proposer une traduction des inscriptions runiques, fut Carl Christian Rafn, secrétaire du Kongelige Nordiske Oldskrift-Selskab (la Société royale des antiquaires nordiques), en 1854.  Une tâche malaisée tant les inscriptions sont fortement dégradées. 

Il y a 350 ans, des impacts de balles de soldats turcs, ou peut-être vénitiens, ont largement contribué à endommager la statue, faisant disparaître des runes. D'autres sont devenues peu à peu illisibles sous les effets conjugués de la pollution de l'air à Venise et de l'érosion due aux intempéries.

Plusieurs tentatives de déchiffrage ont nécessité de compléter les parties manquantes afin de pouvoir traduire chaque inscription. Celle d'Erik Brate en 1913 est considérée comme étant la plus réussie:

  • Ils l'ont abattu au milieu de ses armées. Mais dans le port les hommes ont gravé des runes près de la mer en mémoire de Horsi, un bon guerrier. Les Suédois ont mis ceci sur le lion. Il suivit son chemin avec de bons conseils, de l'or il gagna dans ses voyages.
  • Les guerriers ont gravé des runes, les ont taillées dans une spirale ornementale.
  • Æskell (Áskell) [et d'autres] et Þorlæifʀ (Þorleifr) les ont bien gravées, eux qui vivaient à Roslagen. [N. N.] fils de [N. N.] grava ces runes. Ulfʀ (Úlfr) et [N. N.] les ont colorées en mémoire de Horsi. Il gagna de l'or dans ses voyages. 

 

Suédois VS Norvégiens

À la suite de la découverte de Johan David Åkerblad, les chercheurs ont longtemps supposé que les marquages sur le lion était l'œuvre de Vikings originaires de Suède. 

Leur hypothèse repose pour une part sur le fait que le mot "Svear" (ou "Svíar", c'est-à-dire "suédois") apparaît dans l'inscription runique sur le côté gauche de la statue: "Les Svear ont mis ceci sur le lion" (riþu suiar þita linu) - ce qui fait de ce texte le plus ancien connu mentionnant ce terme.

D'autres part, les courbes sineuses et entrelacées à l'intérieur desquelles les runes sont gravées, sont semblables aux ornements figurant sur les nombreuses pierres runiques qui parsèment la Suède. Beaucoup d'entre elles ont notamment été édifiées en mémoire de membres de la garde varangienne qui ne sont jamais rentrés chez eux. 

Néanmoins, d'après l'étude plus approfondie menée, il y a quelques années, par le Dr Thorgunn Snædal du Conseil du patrimoine national suédois, runologue islando-suédoise et chercheuse, plusieurs éléments indiquent que les runes sur le côté droit de la statue pourraient être l'œuvre de Vikings originaires de l'actuelle Norvège.

Pour le moins, les runes du Lion du Pirée furent en effet gravées à une époque où ont retenti en Méditerranée les noms de deux célèbres conquérants norvégiens, Harald Hardråde (1015-1066) et Sigurd Jórsalafari (1090-1130).

 

Des Vikings mercenaires

Certains chercheurs ont bien essayé de lire dans les runes le nom du tout dernier roi viking de Norvège, Harald Hardråde. Mais leur interprétation est sujette à caution, d'autant plus que le moment où l'inscription a été gravée ne coïnciderait pas avec la période de sa vie où il œuvrait à la tête de la garde varangienne, soit au cours de la première moité du XIème siècle.

Au lieu de cela, il est plus probable que les Vikings qui ont inscrit ces runes 700 ou 800 plus tôt, étaient des mercenaires, des Vaeringjar ("Varègues" en vieux norrois), au service de l'empereur byzantin, à Constantinople - la ville qui s'appelle aujourd'hui Istanbul et que les Vikings appelaient Miklagard ("Grande Ville").

Avec la promesse d'une généreuse rétribution sous forme de butin à la clé, les guerriers venus de Norvège et de Suède comme mercenaires étaient très nombreux à postuler, souligne Leif Inge Ree Petersen, chercheur en Histoire au NTNU à Trondheim: "Il y en avait beaucoup. Et en réalité, nous connaissons les noms de plusieurs centaines d'entre eux. Harald Hardråde à lui seul aurait eu 500 hommes avec lui, selon les sagas. Nous ne savons pas si c'est vrai. Mais cela ne semble pas irréaliste", précise-t-il.

 

Italie - Statue du Lion du Pirée devant l'Arsenal, à Venise, et illustration issue d'un texte grec signé Tzàn Polàt Moustafâ - Photo: Didier DescouensTrois groupes scandinaves différents

Entre 2009 et 2013, Thorgunn Snædal a passé au total 15 jours à Venise, se rendant sur place à différentes périodes de l'année dans le but d'examiner en détail les inscriptions sous divers angles d'éclairage par la lumière du soleil. Perchée sur un escabeau, elle a travaillé des heures durant à déchiffrer les runes du lion, à la fois avec ses yeux et avec ses doigts.

Ses observations, publiées dans un rapport en 2014, l'ont convaincue que les runes ont été gravées par 3 groupes d'anciens Scandinaves sans lien aucun, et à des dates différentes. 

D'après la chercheuse, l'inscription la plus ancienne sur le côté gauche du lion - celle qui a très certainement été faite par des Vikings suédois - date des années 1020. Tandis que l'inscription sur le côté droit du lion - probablement réalisée par des mercenaires norvégiens - pourrait dater des années 1070 à 1100, soit plusieurs décennies plus tard.

 

Côté gauche, des runes suédoises

La plus ancienne inscription runique sur le côté gauche du lion donne un aperçu de la vie périlleuse des mercenaires. Elle est dédiée à la mémoire d'un camarade des guerriers suédois, un certain nommé Haursi (ou Horsi).

Est-il mort au cours de la guerre contre les Bulgares, que les Varègues ont aidé à gagner en 1018 ? Ou était-ce alors qu'il servait, probablement comme beaucoup d'autres guerriers, à bord d'un des navires de la flotte de l'empereur en mer Égée ? Ou peut-être a-t-il été tué durant un affrontement contre les Arabes au Serkland [i.e le "pays des Serkir", généralement identifiés aux Sarrasins]. En tout cas, l'inscription précise que Horsi serait mort après avoir perçu une part du butin de guerre.

"Pour les mercenaires scandinaves, il était naturel de graver des mots commémoratifs avec des runes si un ami proche ou un camarade de combat décédait", a déclaré Thorgunn Snædal à Sveriges Radio. Le port d'Athènes formait sans doute un lieu de repos idéal, très fréquenté par les guerriers en route de Constantinople vers les divers champs de bataille.

La chercheuse ne veut pas complètement exclure le fait que les mercenaires suédois à l'origine de cette inscription runique aient pu être des soldats de l'armée de Harald Hardråde. Mais il est peu probable, relève-t-elle, que ces personnes aient été particulièrement qualifiées pour exécuter la gravure - ce que semble démontré le dessin d'Erik Brate où il apparaît clairement que les lignes entrelacées ornant le texte commémoratif leur ont donné du fil à retordre.

 

Côté droit, des runes norvégiennes?

Vient ensuite, dans l'ordre chronologique, l'inscription runique la plus courte, côté gauche du lion: "drængiaR ríst rúnar", c'est-à-dire "Les jeunes (guerriers) ont gravé les runes", selon le déchiffrage de Thorgunn Snædal. Cette formule n'est pas sans évoquer une sorte de tag, comme une marque de leur passage, mais rien n'indique l'origine de ces Varègues, note la chercheuse. Étaient-ils Suédois, Norvégiens ou peut-être Islandais?

Quant à la plus récente des 3 inscriptions runiques, du côté droit du lion, elle est composée d'une centaine de runes comme la plus ancienne du côté gauche. Elle est gravée en forme de ruban sineux figurant le corps d'un dragon, ce qui indique que la personne devait bien maîtriser l'art de cette écriture, estime Thorgunn Snædal.

Il est même possible de reconnaître dans l'exécution de la tête du dragon l'élégance propre au style d'Urnes - nommé ainsi d'après les sculptures sur le célèbre portail de l'église en bois debout d'Urnes, en Norvège, la plus ancienne église de ce type encore conservée depuis son édification vers 1130.

Malheureusement, seulement 50% des runes dites norvégiennes sur le côté droit du lion du Pirée sont encore lisibles - contre 80% des runes suédoises de l'autre côté du lion - car elles ont été plus durement touchées par les tirs au XVIIème siècle, spécifie la chercheuse .

 

Åsmund maîtrisait l'art runique

La personne, potentiellement d'origine norvégienne, qui a gravé les runes sur le côté droit de la statue s'appelle Åsmund [Áskell, dans la traduction d'Erik Brate]. Ses runes et ornements sont complexes et bien exécutés, ce qui montre une maîtrise certaine de cet art, d'après Thorgunn Snædal. 

La forme des runes indique, selon elle, que l'inscription a dû être réalisée au cours de la seconde moitié du XIème siècle. Étaient-ce les guerriers norvégiens qui participèrent, en 1081, à la défense de la ville de Dyrrachium (aujourd'hui Durrës en Albanie) contre les attaquants normands de Sicile? Ou étaient-ce ceux qui, en 1092, partirent au combat depuis le Pirée pour réprimer les rébellions contre l'empereur en Crète et à Chypre? Peut-être même étaient-ils accompagnés de guerriers anglais fuyant vers Byzance l'occupation de leur patrie par Guillaume le Conquérant.

Thorgunn Snædal n'est guère surprise qu'il y ait eu des individus qualifiés dans l'art runique parmi les guerriers scandinaves qui se sont battus pour l'Empire byzantin. Elle espère même qu'un jour, peut-être, d'autres traces écrites du talentueux Åsmund seront retrouvées quelque part dans les pays nordiques.

Par contre, rien ne dit comment ces Vikings suédois et norvégiens ont pu 'vandaliser' le Lion du Pirée à 3 reprises, et à plusieurs décennies d'écart, en toute impunité. Les Grecs n'ont probablement pas apprécier de tels agissements, mais visiblement personne n'a osé les arrêter.

 

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