IDAVOLL

Groenland - Une économie trop dépendante de l'ivoire de morse responsable de l'effondrement des colonies vikings

Les scientifiques ont du mal à comprendre pourquoi, après des centaines d'années, les Vikings installés là depuis la fin du Xème siècle ont soudainement abandonné leurs colonies du Groenland. De nouvelles recherches menées par une équipe de scientifiques norvégiens et britanniques suggèrent que leur dépendance économique excessive vis-à-vis des défenses de morses en serait la cause principale.

L'exploitation des populations de morses par les colons nordiques du Groenland fut durable pendant plus d'un siècle. Au XIIIème siècle, cependant, cette source de revenu fut semble-t-il mise à mal par une économie de marché de plus en plus mondiale. D'après la nouvelle étude consultable en ligne sur Science Direct, et publiée dans la revue scientifique Quaternary Science Reviews de février 2020, les Norvégiens auraient peut-être payé le prix fort d'une stratégie commerciale mal avisée: celle de continuer à alimenter coûte que coûte le marché européen en ivoire de morse.

Mais, selon d'autres chercheurs, ces nouvelles données bien que pertinentes ne peuvent expliquer, à elles-seules, la disparition des 'Vikings' au Groenland. 

La "théorie du morse"

Lorsque les Norvégiens s'installèrent au Groenland à la fin du Xème siècle, l'ivoire de morse devint rapidement leur ressource la plus importante, car la plus lucrative. Ce précieux matériau, décliné en pièces de jeu, bijoux et diverses oeuvres d'art sculptées, était très prisé par les nobles et ecclésiastiques en Europe. En conséquence, l'économie des colonies vikings du Groenland, et donc leur lien avec l'Europe médiévale, dépendait étroitement de la chasse au morse.

De précédentes recherches ont établi qu'au XIIIème siècle, les Vikings durent faire face à une forte concurrence sur le marché de l'ivoire, les Européens ayant commencé à importer en grandes quantités des défenses d'éléphants d'Afrique présentant des qualités plus avantageuses. "L'ivoire d'éléphant est plus grand, et la taille plus petite de l'ivoire de morse limite ce qu'il est possible d'en faire", a expliqué Bastiaan Star, chercheur au département des Sciences biologiques de l'Université d'Oslo, avant d'ajouter: "De plus, l'ivoire d'éléphant est uniforme sur toute sa longueur, alors que l'ivoire de morse a une couleur différente au milieu de la défense."

L'intensification de cette concurrence et la volatilité des prix du marché auraient, selon toute vraissemblance, constitué un frein à l'installation de nouveaux arrivants et moins de commerçants scandinaves se seraient rendus au Groenland. [Lire sur Idavoll: Le commerce de l'ivoire de morse facteur principal de la colonisation viking du Groenland​]. La "théorie du morse" selon laquelle les Norvégiens se retrouvèrent donc totalement isolés et virent, impuissants, s'effondrer leur économie avant de disparaître, est la plus largement admise à ce jour. Toutefois, il ne s'agit que d'une théorie parmi d'autres.

 

Une théorie chamboulée par l'augmentation de la chasse

Dans la nouvelle étude, la "théorie du morse" se trouve confortée à ceci près que, grâce aux analyses ADN de 67 crânes de morses, les chercheurs relèvent une évolution inattendue qui les fait parvenir à de tout autre conclusions: l'exploitation des morses, loin de diminuer, s'est poursuivie sans relâche, voire a augmenté du XIIIème au XIVème siècle, alors que la demande et la valeur de l'ivoire de morse baissaient. 

Progressivement, et jusqu'à la disparition complète des Scandinaves au cours de la seconde moitié du XVème siècle, la chasse s'est caractérisée par la capture de morses de plus en plus petits, piégés dans des zones plus septentionales, loin du lieu de résidence des Vikings. "Jusqu'à présent, il n'était pas possible de savoir quels pouvaient être les impacts potentiels d'un tel commerce. Nous avons trouvé des indices suggérant que des animaux plus petits - et plus de femelles - ont été chassés au cours des périodes ultérieures, et que ces animaux ont été capturés de plus en plus loin de la colonie du sud. Ces observations reflètent des schémas classiques de surexploitation", a déclaré le biologiste.

De tels actes de prédation forcenée sur des distances de plus en plus intenables, viennent bouleverser toute "la théorie du morse". Les gros mâles, avec les plus grosses défenses, se sont peut-être révélés en nombre insuffisants pour répondre à la demande d'ivoire, souligne l'étude. D'après son auteur principal, James H. Barrett, professeur à l'Université de Cambridge: "La thèse de départ était que la chasse et le commerce de l'ivoire de morse diminuaient à partir du XIIIème siècle, au moment où la préférence est allée à l'ivoire d'éléphant pour la sculpture en Europe. Notre découverte indique le contraire - la chasse semble avoir augmenté à ce moment-là. Nous pensons que c'est parce que la valeur de l'ivoire de morse a chuté et que les Norvégiens étaient contraints de maintenir le commerce avec l'Europe. Ils ont donc dû chasser plus d'animaux."

 

Des rivets de bateau viking sur le territoire d'une communauté inuit

Groenland - Un échantillon des rostres de morse du Groenland et vendus dans divers comptoirs commerciaux européens de l'Âge Viking et du Moyen-Âge - Photo: James H. BarrettAu total, les chercheurs ont pu acquérir 67 échantillons de rostres (mâchoires supérieures de morses), datant du XIème au XVème siècle, qui proviennent de divers sites à travers l'Europe. Ces rostres étaient divisés en petits morceaux, revendus et transformés en divers produits dans les ateliers d'ivoires. "Nous avons des preuves que ces rostres étaients expédiés tels quels. Des modifications spécifiques permettaient de détacher les défenses une fois arrivés à destination. Certains de ces rostres ont été conservés à travers les âges, préservés dans diverses collections comme articles exotiques. D'autres ont été obtenus lors de fouilles archéologiques. La plupart d'entre eux provenaient de villes telles que Trondheim, Bergen et Dublin, qui étaient connues pour avoir joué un rôle dans le commerce de l'ivoire", a précisé Bastiaan Star.

Les échantillons de rostres ont permis des analyses ADN, isotopiques et morphologiques, que les chercheurs ont utilisées pour déterminer la lignée génétique des animaux, leur origine géographique, leur taille et leur sexe. Ils ont complété ces données en étudiant des artefacts fabriqués à partir d'ivoire de morse en Europe au cours de cette période, pour en savoir davantage sur le contexte historique.

Grâce à ces investigations, l'équipe de scientifiques a mis en évidence la représentation, parmi ces rostres, d'une lignée distincte de morses se trouvant exclusivement dans la baie de Baffin, et ont constaté "une augmentation significative de ce type de morse pendant la période de peuplement des Scandinaves du Groenland.Ayant épuisé les populations locales et ayant besoin de davantage d'ivoire pour concurrencer le commerce de défenses d'éléphants d'Afrique, les Vikings se sont aventurés plus au nord jusqu'au détroit de Smith, entre l'île d'Ellesmere et le Groenland, à la recherche de nouvelles colonies de morses.

Cette dernière affirmation se trouve confortée par de précédentes découvertes archéologiques, vestiges de leur passage, à savoir des rivets provenant d'un bateau viking - l'équipage n'ayant visiblement pas effectué le voyage de retour. Ils ont été trouvés sur le territoire d'une communauté inuit vivant sur un îlot de l'île d'Ellesmere, la plus au nord de l'Archipel arctique, ce qui "est très loin au nord en effet, par rapport aux colonies nordiques qui se trouvaient dans le sud-ouest du Groenland. Les Scandinaves sont allés aussi loin pour une raison", a déclaré James H. Barrett.

 

Le climat hors de cause?

Alors que les morses devenaient de plus en plus difficiles à trouver et que le vieux continent se détournait de ce précieux matériau, cette stratégie des colonies du Groenland semble avoir fonctionné - du moins pendant un petit moment - car les chercheurs ont constaté une recrudescence de l'ivoire de morse en Europe au cours des XIIIème et XIVème siècles. Toutefois, comme ils le soulignent, aucune exportation n'a été historiquement enregistrée en Europe après 1327. C'est pourquoi, selon leurs conclusions, avec leur économie en ruine, la colonie de l'Ouest dès le XIVème siècle -particulièrement dépendante de ce commerce-, puis celle de l'Est au XVème siècle, auraient été forcés de quitter le Groenland.

Pour Nicolás Young, professeur agrégé de recherche à l'Université Columbia de New York, qui n'a pas pris part à cette nouvelle étude, il est devenu évident que les facteurs socio-économiques, et non le climat, ont entraîné la disparition des Vikings au Groenland. "La disparition des Scandinaves dans l'ouest du Groenland a longtemps été un sujet brûlant, et que ce soit à tort ou à raison, la disparition des Scandinaves au Groenland a été utilisée comme l'effondrement-type d'une société due au climat. Je pense que les gens se sont naturellement tournés vers une explication relativement simple de la raison pour laquelle les Scandinaves ont disparu du Groenland: 'C'était le climat'. Cependant, je pense qu'au cours de la dernière décennie environ, il est devenu assez clair que les facteurs socio-économiques ont presque certainement joué un grand rôle dans l'ordonnance des modèles de migration nordique, peut-être encore plus que tout changement du climat régional."

Les recherches de Young en 2015 [Glacier maxima in Baffin Bay during the Medieval Warm Period coeval with Norse settlement] ont contribué à discréditer davantage le facteur "climat". Ses collègues et lui ont démontré que le Groenland n'avait pas été significativement affecté par l'optimum climatique médiéval, soit le réchauffement climatique de l'an mil, contrairement à d'autres parties du globe, et que le petit âge glaciaire qui s'ensuivit, une période de froid plus intense, n'obligea pas les Vikings à abandonner leur Colonie du Groenland, comme certains scientifiques le croient. "Je pense que cette étude ici est une autre pièce du puzzle qui soutient fortement l'idée globale selon laquelle les changements climatiques peuvent ne pas avoir été le principal moteur de la disparition des Scandinaves au Groenland. S'ils chassaient de façon excessive le morse et que l'ivoire amassé avait perdu de sa valeur, les Scandinaves ont fini par perdre l'une des principales raisons économiques d'être au Groenland. Cela n'en valait tout simplement plus la peine pour eux", 

 

De la nécessité de se procurer du fer à la menace inuit

Jette Arneborg, qui fait des recherches sur l'Archéologie arctique et l'histoire des Norvégiens au Musée national de Copenhague, a suivi de près le travail de James Barrett. "Nous [i.e le Musée national] avons effectivement contribué à fournir des échantillons pour leur étude, et je pense que leur travail est incroyablement intéressant. Il ne fait aucun doute que le commerce des défenses de morses a été crucial pour les Norvégiens. Ils vivaient dans une région où ils avaient besoin de bois et de fer pour fabriquer des outils afin de pouvoir survivre. La seule façon pour eux de mettre la main sur ces matériaux, c'était par le commerce avec l'Europe", explique-t-elle.

Cependant, elle fait valoir qu'il est difficile de ne prendre en compte que cette explication. C'est une tâche ardue que de tenter d'élucider les raisons pour lesquelles les Norvégiens ont disparu du Groenland, et c'est précisément ce qui fait de leur sort un sujet de recherche si populaire depuis l'époque de Hans Egede [ surnommé 'l'Apôtre du Groenland'(1686- 1758), il est l'un des premiers traducteurs de la langue groenlandaise], estime Jette Arneborg. Elle rappelle à nouveau que le climat et l'isolement croissant sont deux facteurs à ne pas négliger. Au milieu du XIIIème siècle, d'énormes éruptions volcaniques se sont produites du côté de Java en Indonésie. Elles ont envoyé tellement de cendres dans la stratosphère que le climat de la Terre est devenu plus rude, et le Groenland a probablement dû en souffrir un peu. Selon elle, le changement et le refroidissement du climat a rendu le commerce avec le Groenland moins attrayant, ce qui a conduit sur place à un plus grand isolement.

Dans le même temps, il semble qu'à partir du milieu du XIIIème siècle, la communauté nordique, encore une fois peut-être à cause des conditions météorologiques extrêmes, est passée d'une activité agricole florissante à une activité prédatrice venant empiéter sur le territoire de chasse d'un peuple indigène. Il existe de nombreuses preuves en effet que les Norvégiens ont été menacés au Groenland lorsque les Inuits, qui vivaient plus au nord, ont commencé à descendre le long de la côte ouest vers les colonies nordiques au Sud, ce qui a peut-être poussé 'les Vikings' du Groenland à partir. "Tout cela fait partie de l'explication, et contribue à rendre cette question si complexe. Dans l'ensemble, il est devenu plus difficile d'être un colon nordique [au Groenland] à partir du milieu du XIIIème siècle", a résumé d'un trait Jette Arneborg.

Les explications simples avec une  unique cause, bien qu'attrayantes, rendent rarement compte de tous les événements. Dans ce cas, la fin du commerce de l'ivoire de morse a probablement été exacerbée par d'autres facteurs qui ont poussé les Vikings à abandonner le Groenland. Il peut s'agir notamment de la peste noire, de l'érosion des sols causée par le surpâturage et peut-être même de conflits avec les Inuits. Comme le montre l'Histoire, les gens sont souvent réticents à quitter leur terre et il faut beaucoup de temps pour qu'une communauté entière se décide enfin à quitter une région. "Heureusement pour le morse, la fin du commerce avec l'Europe médiévale et un retour à la chasse guidée par les connaissances écologiques traditionnelles ont contribué à sa survie dans l'ouest du Groenland", conclut à son tour l'étude.

 

viking colonie Groenland inuit climat morse petit Âge glaciaire optimum climatique

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire