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Ukraine - De nouvelles preuves du commerce viking de l'ivoire groenlandais découvertes à Kiev

Les Vikings ont atteint à la fin du Xème siècle le Groenland, où ils ont fondé des colonies viables grâce à la chasse au morse et à l'exportation des défenses. En analysant l'ADN ancien de rostres de morses découverts à Kiev, des chercheurs sont parvenus à démontrer l'existence d'une route commerciale de l'ivoire longue de 4000 kilomètres, reliant la 'terre verte' à la Rus' de Kiev.

Lorsqu'en 2007 l'archéologue Natalia Khamaiko a commencé à investiguer un terrain vague au 35 rue Spaska, à Kiev, elle ne s'attendait à rien de particulier. Les précédentes prospections archéologiques n'avaient pas donné grand-chose jusque-là, malgré l'emplacement du site le long d'un front de mer autrefois prospère, où les marchands venus de Scandinavie échangeaient des fourrures contre de la monnaie frappée dans le monde arabe.

Mais Khamaiko et ses collègues ont eu plus de chance. Ils ont publié le 6 Avril 2022 le résultat de leurs recherches dans la revue scientifique Royal Society B.

 

De l'étendue du commerce dès l'Âge Viking

Ukraine - Fragments de crânes de morses découverts à Kiev, probablement jetés pour ne conserver que l'ivoire des défenses - Photo: James H. Barrett et Natalia KhamaikoEn 2007, les archéologues ont creusé couche après couche et fait de nouvelles découvertes, plutôt bien conservées grâce aux inondations périodiques du Dniepr. Une couche du sol datant des années 1100 de notre ère a livré du fil d'or, des morceaux de verre, des fragments d'ivoire sculpté, une épée en fer provenant d'Allemagne et des milliers d'ossements d'animaux, parmi lesquels 9 spécimens plus massifs se sont avérés être des rostres de morse. 

Les rostres et l'ivoire, d'après ce qu'a révélé l'étude de l'ADN ancien, proviennent d'un groupe génétique de morses qui ne se trouve que dans l'ouest de l'océan Atlantique, ce qui suggère l'existence d'une route commerciale florissante de 4000 kilomètres s'étendant du Groenland et du Canada aux rives boueuses du Dniepr.

Cette découverte "ajoute quelque chose de très important et d'inattendu" à la compréhension que les chercheurs ont du commerce à l'époque viking et au début de la période médiévale, a commenté Søren Sindbæk, archéologue à l'université d'Aarhus, qui n'a pas participé à la recherche.

 

Un concurrent de l'ivoire de l'Arctique russe

L'ivoire de morse était l'un des produits les plus prisés à l'époque médiévale, apprécié dans toute l'Europe et le monde arabe, pour son utilisation dans la fabrication des poignées d'épée, des pièces de jeu et des objets sacramentels. Les défenses de morse étaient transportées encore attachées au crâne de l'animal, puis séparées une fois prêtes à être sculptées. 

Les spécialistes pensaient jusqu'à présent que le commerce de l'ivoire médiéval était régional: les artisans scandinaves utilisaient les défenses du Groenland et les artisans de Russie et d'Ukraine s'approvisionnaient en ivoire de l'Arctique russe. Jusqu'alors, a confirmé James H. Barrett, archéologue à l'Université norvégienne des Sciences et Technologies de Trondheim: "les découvertes en Europe de l'Est provenaient de morses du marché d'Europe de l'Est".

Mais les rostres de morses mis au jour à Kiev démontrent tout autre chose. Lorsque Khamaiko, Barrett et leurs collègues ont analysé l'ADN ancien conservé dans les os craniens, ils ont découvert que ces animaux appartenaient à un groupe connu pour ne vivre que dans les eaux du Groenland et de l'est du Canada.

"Nous avons été très surpris. Nous n'avions jamais eu vent avant ça de découvertes comme celles-ci à Kiev", a écrit dans un e-mail Natalia Khamaiko, qui est aujourd'hui archéologue à l'Académie nationale des Sciences d'Ukraine.

 

Groenland et Arctique canadien en tête

Les chercheurs ont complété les analyses génétiques par des preuves typologiques et isotopiques. Les résultats des isotopes stables des rostres de Kiev qu'ils ont obtenu, comparés avec des découvertes du Groenland et d'Europe occidentale précédemment étudiées, ainsi que des échantillons de contrôle collectés dans la région de la mer de Barents et en Islande, viennent appuyer avec un fort indice de confiance (95%) une origine groenlandaise pour 5 d'entre eux, et avec moins de certitude pour les 3 autres - il n'y a pas suffisamment de preuves pour évaluer l'origine du neuvième spécimen.

En outre, les marques de coupe présentes sur ces fragments de crâne, réalisées peut-être comme décorations ou pour aider à détacher les défenses, se sont révélées similaires aux marques sur les spécimens découverts en Scandinavie. 

Enfin, près des rostres de morse, l'équipe de Natalia Khamaiko a mis au jour lors des fouilles une poignée de pièces de jeu de hnefatafl, un jeu de plateau semblable au jeu d'échecs très répandu dans le nord de l'Europe à l'époque. L'une de ces pièces est en ivoire de morse. "Elles ressemblent exactement aux types de pièces trouvées dans les pays scandinaves", a-t-elle indiqué.

Ensemble, toutes ces preuves indiquent que les rostres de Kiev sont originaires du Groenland, ou même des îles de l'Arctique canadien, plutôt que du nord de la Russie, s'accordent à écrire les chercheurs. Un résultat aussi convaincant que surprenant, d'après Søren Sindbæk.

 

Un exemple extraordinaire d'exploitation par l'homme

Dans une étude antérieure sur les rostres médiévaux en Europe occidentale, certains des mêmes auteurs ont montré que des morses plus petits (des femelles le plus souvent) étaient chassés aux XIIIème et XIVème siècles, fournissant ainsi "la preuve de l'épuisement de la population de morses groenlandais pendant les années d'occupation nordique", rappellent les chercheurs.

Leurs observations suggèrent que la demande pour les produits de la chasse au morse du Groenland ne se limitait pas à l'Europe occidentale mais qu'elle s'est étendue ("de manière contre-intuitive, étant donné les populations de morses plus proches des mers de Barents et de Kara") à l'Ukraine, et peut-être aussi à Byzance et à l'Asie.

Le déclin de la population de morses pourrait aider à expliquer l'abandon des colonies nordiques au Groenland à partir du XIVème siècle, alors que les chasseurs étaient contraints à s'aventurer de plus en plus loin pour chasser des populations de morses de plus en plus réduites. "C'est un exemple extraordinaire d'exploitation par l'homme", souligne Søren Sindbæk. "Nous savions que l'ivoire de morse était une denrée importante, mais il était difficile de mesurer l'échelle dont nous parlions."

 

Entre la cour danoise et les princes de la Russie kiévienne

Les conclusions des auteurs viennent étayer les sources historiques à propos des réseaux commerciaux à l'Âge Viking, telles que les récits de voyages en langue arabe des Xème et XIème siècle qui mentionnent le commerce de "dents de poisson" (i.e l'ivoire de morse) vers l'Asie en passant par la Volga. 

Les chasseurs nordiques expédiaient l'ivoire du Groenland vers les villes de la frange occidentale de l'Europe, notamment Trondheim et Dublin. De là, l'ivoire voyageait à travers la mer Baltique jusqu'à la mer Noire, en passant par la Volga, mais aussi le Dniepr selon cette nouvelle étude. James H. Barrett souligne que "Kiev […] était une plaque tournante du commerce entre l'Europe et l'Est", le cœur de la Rus' de Kiev qui a vu le jour au IXème siècle, stratégiquement située sur le Dniepr.

D'après Fedir Androschuk, archéologue et directeur du Musée national d'Histoire de l'Ukraine (qui n'a pas participé à la recherche), ces récentes découvertes sont plus riches d'enseignement que les objets typiques du commerce habituellement mis au jour. Il soutient que le 35 rue Spaska appartenait à la dynastie des Riourikides qui régnèrent sur la Russie kiévienne, et dont les résidences royales se trouvaient juste en haut de la colline. "Il existe des preuves écrites de contacts entre la cour royale danoise et les princes de Kiev au XIIème siècle", a-t-il précisé, avant d'ajouter: "Je pense que l'ivoire de morse est […] un cadeau indiquant les liens tissés entre les élites danoises et russes."

Les fouilles sur le site se sont terminées il y a 10 ans. Mais les analyses de ces découvertes continuent de raconter l'histoire d'une puissante métropole du début du Moyen Âge, avec des contacts dans le monde entier. "Kiev était un centre de commerce extrêmement important", affirme Khamaiko. Et les auteurs de conclure: "Les morses de Kiev éclairent l'ancienneté surprenante de la mondialisation écologique à l'échelle intercontinentale et la pertinence de la recherche en écologie historique pour comprendre l'histoire des populations fauniques et les systèmes socio-écologiques humains."

 

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