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Ukraine - Un cimetière de la fin de l'Âge Viking à Ostriv, témoin de la complexité démographique de la Rus' de Kiev

Ostriv serait le parfait exemple d'un site funéraire de la fin de l'Âge Viking en Russie kiévienne, selon les résultats d'une recherche germano-ukrainienne. Il témoigne de l'existence, à cette époque, d'une population multiethnique complexe très en lien avec la région baltique, qui interroge l'origine majoritairement scandinave attribuée aux Varègues et aux Rus'.

Le cimetière des Xème et XIème siècles a été mis au jour dans un champ d'Ostriv par une équipe de l'Institut d'Archéologie de l'Académie nationale des Sciences d'Ukraine (IA NASU), en 2017. Il se trouve à environ 80 km de Kiev, dans la région de Porossya, le long de la rivière Ros, un affluent de la rive droite du Dniepr, véritable frontière naturelle et historique entre la Rus' de Kiev et les nomades à cheval de la steppe.

Plus d'une centaine de tombes ont été fouillées sur une superficie de 1500m². Des sépultures qui détonnent à plusieurs égards dans le contexte de la Russie kiévienne, christianisée dès la fin du Xème siècle, notamment par les points communs qu'elles présentent avec des coutumes et des artefacts typiques des nécropoles baltes.

L'étude pilote de 2017 à 2019 du cimetière multiethnique d'Ostriv constitue à présent la base d'un projet de recherche de 3 ans intitulé "Migrants baltes dans la Rus'de Kiev", mené conjointement par le Centre d'Archéologie balte et scandinave (ZBSA) à Schleswig, en Allemagne, et l'Institut d'Archéologie de l'Académie nationale des Sciences à Kiev, en Ukraine (IA NAWU).

 

Un site en zone de guerre

Ukraine - Le cimetière de la fin de l'Âge Viking d'Ostriv situé le long de la rivière Ros - Photo: Ostriv ProjectLa Rus' de Kiev est chargée de sens à la fois pour l'Ukraine et la Russie. De part et d'autre, la principauté fondée au IXème siècle, qui atteignit son apogée au XIème siècle et s'effondra vers 1240 après les attaques des cavaliers mongols, est le berceau de leurs états actuels. "Nous n'aurions pas pu prévoir que ce serait autant d'actualité que maintenant", a déclaré Jens Schneeweiß, directeur de la recherche.

Lorsque le projet "Migrants baltes dans la Rus'de Kiev" a démarré en février 2022, personne ne pouvait en effet se douter que le site d'Ostriv se trouverait quelques jours plus tard en zone de guerre. Mais le 24 février, l'armée russe envahissait l'Ukraine, rendant impossible les déplacements des scientifiques allemands en Ukraine et empêchant les archéologues ukrainiens de quitter leur pays en raison de leur aptitude militaire. 

Les Ukrainiens ont néanmoins repris les fouilles dans le champs d'Ostriv en août 2022, seuls sur place, avec l'appui à distance des allemands. La réunion officielle de lancement, à laquelle ont participé douze scientifiques d'Allemagne et d'Ukraine, s'est déroulée le 26 Septembre, non pas à Kiev comme c'était initialement prévu, mais dans un espace virtuel. 

Dans le cadre de cette coopération internationale et multidisciplinaire, les chercheurs examinent les rites funéraires et les sources écrites, de même qu'ils soumettent les artefacts et le matériel squelettique mis au jour à Ostriv à des analyses approfondies en vue d'une étude comparative avec le matériel archéologique de la Lettonie, de la Lituanie et de la région de Kaliningrad en Russie. Leurs travaux s'articulent autour de trois thèmes principaux: les migrations, les caractéristiques démographiques et les stratégies de défense des frontières.

 

Politique migratoire et mercenariat

"Les premières études de 2017 ont prouvé qu'il y avait un apport de population externe", a expliqué Jens Schneeweiß. Les résultats de la datation par le radiocarbone des restes osseux suggèrent que la population d'Ostriv était composée de migrants de la Baltique, sans doute en lien avec les politiques migratoires de l'époque mais aussi, en réponse au besoin de mercenaires pour défendre la frontière naturelle formée par la Ros dès l'époque de Vladimir le Grand, et plus particulièrement sous le règne de Iaroslav le Sage.

Deux phases d'utilisation du cimetière d'Ostriv se distinguent:

  1. De 980 à 1015, ce qui correspond à la première vague de migrants sous le règne de Vladimir le Grand (règne de 978/980 à 1015)
  2. De 1015 à 1040 (soit la majorité des dates), ce qui correspond à la période marquée par la brève rivalité entre Svyatopolk le Maudit et Iaroslav le Sage (de 1015 à 1019), puis au long règne de Iaroslav (au pouvoir de 1019 à 1054).  

Plusieurs événements historiques pourraient également être liés à ce site funéraire, tels que la guerre avec la Pologne (1031) et plusieurs campagnes militaires menées contre les Yotvingiens (1038), les Lituaniens (1040) et les Masoviens (1041), indiquant que les activités liées à la politique étrangère de Iaroslav Ier ne visaient plus l'empire byzantin mais la région de la mer Baltique. "En effet notre modèle chronologique n'exclut pas la possibilité que tous les individus datés soient décédés dans les années 1030 et 1040", écrivent les auteurs de l'étude publiée en Décembre 2022 dans la revue internationale Medieval Archeology.

 

De jeunes baltes, fino-Ougriens et scandinaves

Les premier résultats des analyses génétiques d'échantillons d'ADN ancien prélevés sur le matériel osseux d'Ostriv ont permis de déterminer le sexe de sept individus (3 femmes et 4 hommes).

En utilisant les statistiques des relations génétiques directes entre les populations, les échantillons mettent en évidence une corrélation prééminente des individus d'Ostriv avec les actuelles populations des pays baltes que sont la Lituanie et l'Estonie, suivis de l'Islande. "Les signatures d'ADNa démontrent que les individus d'Ostriv sont plus proches des Baltes, des Fino-Ougriens et des Scandinaves", affirment les chercheurs.

"Cela correspond aux résultats préliminaires de l'étude morphologique des restes squelettiques d'Ostriv, qui indiquent que la paléopopulation d'Ostriv était plutôt jeune, avec une espérance de vie de 35 ans en moyenne, et mal adaptée au nouveau climat et aux maladies", poursuivent-ils. Il s'agissait donc, selon eux, d'une population jeune et délocalisée représentant probablement la première génération de migrants.

Les isotopes stables de l'azote et du carbone reflétant le type de régime alimentaire, mesurés dans huit échantillons d'os humains, pointent également l'étroite similitude des populations d'Ostriv et de la Baltique orientale.

 

En lien avec les lointains cimetières de la Baltique orientale

Ukraine - Fibule probablement portée par un mercenaire balte sécurisant la frontière sud de la Rus' de Kiev contre les cavaliers des steppes au XIème siècle - Photo: V. BaranovLa plupart des artefacts découverts à Ostriv sont rares en Ukraine, mais fréquemment mis au jour dans la région de la Baltique orientale.

Deux cimetières baltes utilisés du Xème au XIIIème siècle ont été sélectionnés par les chercheurs à titre de comparaison avec celui d'Ostriv. Laukskola, en Lettonie, et Pavirvytė Gudai, en Lituanie ont été retenus pour la similitude des rites funéraires tels que l'orientation au Nord, Nord-Ouest, de la tête des défunts, des types d'artefacts, ainsi que pour les échantillons disponibles.

Entre autres choses, cette étude comparative a permis aux chercheurs de relever la présence de fibules masculines typiques de la Baltique dans des tombes féminines à Ostriv. Ils pensent qu'il pourrait s'agir de cadeaux ou de marchandises.

"Le modèle des cimetières de crémation et d'inhumation de la Baltique orientale des Baltes occidentaux et orientaux et de leurs voisins, comparable aux caractéristiques générales du cimetière d'Ostriv, est riche et plutôt complexe", soulignent-ils, avant de préciser qu'une analyse plus détaillée de ces sites est nécessaire pour approdondir leur compréhension des origines de la population d'Ostriv.

 

Quid de l'origine scandinave des Varègues et des Rus?

Les hommes portant les armes de la Rus' de Kiev et les femmes arborant des broches baltes étaient-ils d'origines ethniques et culturelles différentes?

L'étude pilote de 2017-2019 a soulevé de nombreuses nouvelles questions auxquelles le projet "Migrants baltes dans la Rus'de Kiev" tente de répondre, souligne Jens Schneeweiß. Qui étaient exactement ces personnes? S'agissait-il de réfugiés, de mercenaires, de vassaux ou d'un tout autre groupe? D'où viennent-ils exactement? Hommes et femmes sont-ils arrivés ensemble? S'ils étaient mercenaires, sont-ils venus avec leur famille ou se sont-ils mariés sur place? Depuis combien de générations étaient-ils présents dans cette région? Étaient-ils toujours en contact avec leur région d'origine? 

Ce dont les chercheurs sont certains, c'est que la population de la région d'Ostriv était sans doute multiculturelle par "fusion", composée principalement d'individus originaires de la Baltique orientale. "La découverte d'Ostriv incite également à reconsidérer l'origine majoritairement scandinave des Varègues ou des Rus' qui ont participé à la création et au développement de l'État de Kiev. Les habitants de la région de la Baltique orientale, comme le démontrent les individus du cimetière d'Ostriv, ont également joué un rôle", concluent-ils.

Selon eux, le matériel archéologique reflète l'intégration de l'Europe de l'Est dans les réseaux d'Europe centrale et septentrionale vers l'an 1000 de notre ère sous la forme d'un processus dynamique. Le cimetière d'Ostriv, à l'instar d'autres sites de l'Âge Viking en Ukraine, tels que Shestovysia et Chernaya Mogila (littéralement "La Tombe Noire"), fournit une nouvelle base pour comparer et intégrer les événements et processus culturels de l'Europe centrale et orientale de l'époque viking à la région baltique. 

 

Ci-dessous, présentation des résultats de la campagne de fouilles 2017-2019 du cimetière d'Ostriv lors de la conférence EAA 2019 à Berne.

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