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Les femmes vikings, puissantes autrefois, dangereuses aujourd'hui

Marianne Moen est une archéologue féministe qui travaille actuellement sur son projet de doctorat à l'Université d'Oslo. Avec un diplôme de premier cycle en Archéologie à l'Université d'Edimbourg en 2005, elle a vécu et travaillé dans divers domaines durant un certain nombre d'années, à la fois au Royaume-Uni et en Norvège, avant de revenir à son principal centre d'intérêt: l'archéologie. Avec les perceptions et les représentations du genre comme objet de recherche, son travail actuel cible la théorie du genre dans les pays scandinaves à l'époque Viking. Voici son propos:

Qu'est-ce qui rend une femme dangereuse 1000 ans après sa mort ?

Quel genre de menace peut vraiment faire peser le squelette incomplet d'une femme inconnue ? À en juger par le traitement académique de la double sépulture féminine de l'Âge Viking trouvée à Oseberg en Norvège, la réponse semble être tout à fait essentielle. Assez au moins, pour qu'en 100 ans depuis la fouille de la sépulture, le débat universitaire, quant à lui, se soit centré sur la recherche d'explications et des interprétations qui convergent presque toutes vers un objectif commun, éliminer les deux femmes de tout exercice du pouvoir politique et les placer en dehors de la sphère publique. L'enquête sur les raisons qui se cachent derrière cela révèle un réseau complexe de partialité et de préjugés, tant conscients qu'inconscients.

L'Âge Viking - surtout peuplé d'hommes?

Mentionnez le mot "Vikings" et un nombre record d'images viennent à l'esprit. L'Âge Viking a fait l'objet d'un intérêt soutenu à la fois du côté des universités aussi bien que du côté de la culture populaire au cours des 150 dernières années, et par conséquent on en sait beaucoup plus sur la culture et les croyances de l'époque. Avec ce degré de connaissances cependant, émerge un danger bien réel de croire que l'Âge Viking est une période bien connue, et une tendance à considérer qu'il s'agit d'une époque où les valeurs et les idéologies ressemblaient étroitement aux nôtres, quand, au lieu de cela, c'était un monde totalement différent.

Les représentations de l'Âge Viking se concentrent très souvent sur les hommes, des hommes vaillants qui partent conquérir, piller, commercer et s'installer à l'étranger. Ces hommes organisent, ordonnent et gèrent la société, se chargeant de prendre la parole en public, de politique et de gouvernance en général. Les femmes, quand le sujet n'est pas totalement éludé, sont placées à l'arrière-plan, s'occupant avec bonheur du foyer et se cantonnant à la maison. Très occasionnellement, il peut être question d'une vierge guerrière, d'une jeune femme fougueuse dont les manières violentes seront au final presque inévitablement révoquées afin qu'elle se range, en bonne épouse et mère. L'homme viking peut être tout ce qu'il veut, la femme viking est généralement une femme au foyer et se borne à cela.

Et pourtant, il y a beaucoup d'indices qui vont à l'encontre de cette image. Des sources tant écrites qu'archéologiques montrent des femmes en train de commercer, voyager, se battre et occuper un rôle majeur dans les activités religieuses. Il existe même des preuves que des femmes ont été chefs. Ces témoignages ne sont ni difficiles à trouver, ni rares non plus. Néanmoins, les chercheurs sur l'époque des Vikings, tant les historiens que les archéologues, affirment souvent avec assurance que les femmes n'ont pas mené de vie publique active et qu'elles restaient confinées à la ferme, tandis que les postes de pouvoir étaient presque invariablement tenus par des hommes. On peut encore lire des déclarations formelles dans ce sens selon lesquelles il n'était pas permis aux femmes de porter des armes, ou de participer aux rassemblements du Þing. De telles déclarations sont en contradiction directe avec une quantité considérable d'écrits, de vestiges archéologiques et tout ce que les recherches mettent en évidence, mais ces idées restent toujours d'une façon ou d'une autre généralement admises dans le discours universitaire.

Marianne Moen envisage une véritable fracture ici, entre l'âge Viking tel qu'on nous dit qu'il était, et l'âge Viking tel qu'il apparaît à travers les preuves. Cette rupture pose naturellement la question de savoir pourquoi. Pourquoi les preuves d'existence de femmes de pouvoir à l'époque des Vikings sont encore minimisées ou ignorées dans les études contemporaines?

Pour répondre à cela, Marianne Moen croit que nous devons nous tourner vers la naturalisation des divisions de valeur de genre occidentales modernes, et la façon dont elles se trouvent justifiées en partie par la croyance en leur longévité. Tout d'abord, Marianne Moen va néanmoins présenter un exemple des différences de traitement des hommes et des femmes dans les interprétations académiques sur l'époque des Vikings.

 

Les bateaux tombes ou les sépultures des rois et des chefs

On pense généralement que les peuples vikings utilisaient de grands tumulus pour symboliser le statut et les possessions du défunt. Lorsque ces sépultures contiennent des navires, elles sont généralement considérées comme des tombes de chefs, et utilisées pour étayer les théories au sujet des structures locales du pouvoir. On parle beaucoup de la façon dont ces sépultures montrent la capacité de l'élite à afficher sa richesse et son influence afin d'exercer domination et contrôle. À moins bien sûr que l'on ne démontre que les sépultures en question ont été construites pour une femme, auquel cas les savants chercheront des explications alternatives qui leur permettent de continuer de placer les femmes strictement en dehors de la sphère du pouvoir public. Là où une femme est inhumée, il ne sera pas question de domination ou de pouvoir. Les femmes de pouvoir, c'est facile à comprendre, ne cadrent pas avec l'ordre sexué de la société que les Vikings sont censés partager avec nous. Ainsi, les sépultures des femmes sont traitées différemment de celles des hommes, même quand elles sont directement comparables, comme le cas ci-dessous l'illustre.

La sépulture d'Oseberg: un bateau-tombe pas comme les autres

Squelettes des défuntes de la sépulture d'OsebergDans les années 1860, un magnifique bateau-tombe a été découvert à Gokstad, dans le Vestfold, en Norvège. Il était recouvert par un tumulus de taille monumentale, et contenait une grande richesse de biens funéraires. Puis, en 1904, une découverte encore plus spectaculaire a été faite, également dans le Vestfold : la sépulture d'Oseberg était aussi recouverte par un tumulus monumental, et elle contenait des objets funéraires encore plus riches que la sépulture de Gokstad. On parle presque toujours de la sépulture de Gokstad comme étant celle d'un chef.

Par ailleurs, la sépulture d'Oseberg a été interprétée tour à tour comme étant celle d'un sacrifice religieux, celle d'une jeune femme envoyée du Danemark en mariage à un chef norvégien, celle d'une prêtresse, celle de la mère d'un Viking célèbre, et même comme ayant éventuellement accueilli un autre défunt de sexe masculin dont il ne resterait aujourd'hui aucune trace... Il n'est presque jamais suggéré qu'elle pourrait être la tombe d'une femme de pouvoir ou d'une notable locale. 

La différence entre ces deux sépultures est bien sûr le sexe des défunts: un seul homme dans celle de Gokstad, deux femmes dans celle d'Oseberg. A part cela, les sépultures sont presque comparables en tout point. Les objets funéraires ont plus de similitudes que de différences, les bateaux sont deux grands navires de mer, les tumuli sont de taille comparable, ils sont placés dans des endroits semblables et datés à moins de 70 ans l'un de l'autre. Les preuves ici parlent très clairement en faveur de femmes ayant détenu un pouvoir politique, et pourtant les interprétations se dérobent systématiquement face à cette explication, sans doute parce qu'elle ne correspond pas à ce que nous pensons savoir au sujet des femmes et des hommes de l'époque Viking.

 

Des femmes pour chef

Si nous ôtons de notre esprit cette "affirmation" que les femmes ne disposaient pas du pouvoir politique à l'Âge Viking, ce qu'il nous reste sont de solides preuves qu'elles avaient ce pouvoir. Oseberg est, en dehors du sexe des défuntes, comparable avec d'autres tertres de la même période qui passent pour faire partie intégrante du jeu du pouvoir politique de l'époque. Nous ne connaissons pas en réalité de raison pour laquelle les femmes n'auraient pu être des dirigeantes à l'Âge Viking, nous avons juste une hypothèse selon laquelle elles ne le pouvaient pas, une hypothèse qui est devenue si bien admise qu'elle est soutenue même face à des témoignages contradictoires.

La conclusion logique à tirer d'Oseberg serait qu'il s'agit de la sépulture de deux femmes qui étaient probablement des notables ou des chefs. Mais cette conclusion n'est pas ce que nous voyons dans les interprétations en vigueur. Comme on le voit ci-dessus, ces explications ont tendance à essayer de retirer aux femmes tout rôle de pouvoir direct, et de les placer quelque part où elles ne menacent pas une structure du pouvoir dominée par les hommes. Pour comprendre les raisons derrière tout cela, nous avons besoin de revenir aux fondements de nos connaissances actuelles.

 

Des valeurs victoriennes dans les études actuelles

À travers l'Europe, l'archéologie est devenue une discipline à part entière au cours du XIXème siècle. Les idées sur le progrès humain et l'évolution sont donc teintées des nombreuses théories des débuts, et de manière significative, les valeurs victoriennes s'appliquant à la différence des sexes et au travail ont été appliquées au passé sans nécessairement tenir compte de ce que les preuves avançaient. Cela aurait été tout à fait inapproprié pour les femmes et les filles des savants de l'époque d'avoir à travailler, chasser ou se battre dans une bataille, et parce que l'on avait cette moralité, et que l'on tenait cette idéologie des sexes pour naturelle, ces choses étaient tout aussi impensables dans la façon de considérer des sociétés passées. Ainsi l'époque des Vikings est devenue une période qui partage les idéaux victoriens concernant les occupations appropriées aux hommes et aux femmes et ces idées ont été perpétuées tout au long des 150 dernières années. Des voix dissidentes se sont élevées, pour pointer le fait que les preuves ne corroborent pas un tel modèle, de même que pour dire qu'il faut arrêter de projeter inconditionnellement notre propre idéologie sur le passé.

Et pourtant, ces voix sont encore dans l'opposition et luttent toujours pour faire partie du débat académique courant. Si cela est dû à une époque qui diffusait cette opinion selon laquelle les femmes étaient d'une certaine manière "autres", toujours en dehors de la société et jamais des facteurs moteurs de progrès et de changements, il faut donc se poser la question de savoir si cela est maintenu dans le but de justifier nos propres injustices sociales. Restreindre l'importance des femmes par le passé est un outil utile pour soutenir au présent une structure sociale qui redoute et tourne en dérision les femmes: l'argument étant que si les femmes ont toujours occupé un rôle secondaire dans la société, cela doit être parce que c'est l'ordre naturel des choses.

Bien sûr, la sépulture d'Oseberg a été fouillée il y a plus d'un siècle et donc il n'est pas déraisonnable de supposer que les premières théories ont été influencées par une vision du monde dans laquelle les femmes ne sont pas considérées sur un même pied d'égalité avec les hommes. Et ceci se réflète en effet dans les premières théories énoncées, comme nous pouvons le voir avec une publication de 1928 qui a décrit la sépulture comme "naturellement limitée, car il manque des artefacts masculins".

Malheureusement, une telle partialité n'appartient pas seulement à un lointain passé, mais au lieu de cela, se perpétue dans les études modernes. Pour n'en citer que quelques exemples : en 1995, une théorie a avancé qu'Oseberg aurait été un sacrifice religieux, une théorie influencée par le sexe de la défunte puique qu'aucune interprétation comparable n'a été développée pour d'autres sépultures de même nature.​  En 2005, un article a suggéré qu'il devait y avoir eu un troisième corps, un défunt de sexe masculin, qui a depuis disparu sans laisser de trace. En 2007, il a été suggéré que la sépulture était celle d'une jeune femme danoise envoyée en mariage à un chef norvégien. Cette dernière théorie se fonde sur la preuve que les bois de construction du bateau proviennent du Danemark et qu'il a été construit environ 10 à 15 ans avant sa dernière fonction. En mettant de côté le sexisme évident d'une interprétation qui prive les femmes inhumées de la sorte de quelque presse, cette théorie tombe aussi à plat car la plus jeune des défuntes avait 50 ans au moment de son décès. Presque une jeune mariée, en d'autres termes... 

Ce que nous pouvons retirer de ces exemples, c'est le sentiment que ces deux femmes puissantes, inhumées il y a si longtemps, sont toujours suffisamment dangereuses pour entretenir le besoin de les inférioriser et de les discréditer par des arguments mal élaborés.

 

Puissantes autrefois, dangereuses aujourd'hui

L'exemple d'Oseberg montre qu'il y avait des femmes puissantes durant l'Âge Viking, qu'elles pouvaient manier les symboles du pouvoir, les ressources de commandement et être dignes de sépultures monumentales aux côtés des hommes. D'après d'autres sources, nous pouvons supposer que de telles femmes n'étaient pas considérées comme une menace par leurs contemporains de sexe masculin. Mais pour les savants d'aujourd'hui, ces femmes puissantes deviennent dangereuses, subversives et menaçantes. Cela a donné lieu à des tentatives constantes visant à minimiser le rôle des femmes, à les rendre inférieures à leurs homologues masculins.

Le problème n'est pas l'absence de preuves concernant des femmes puissantes à l'époque des Vikings. C'est au contraire que les données que nous avons ont tendance à être déformées pour s'accorder à ce que les spécialistes semblent penser être approprié. Serait-il donc vraiment si dangereux de reconnaître aux femmes une place dans l'Histoire qui ne soit pas rattachée à l'évier de la cuisine? A en juger par le traitement des femmes de la sépulture d'Oseberg, la réponse est oui. Elles doivent être en effet des femmes dangereuses pour menacer les valeurs et les théories du genre encore 1000 ans après leur mort.

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Commentaires

  • Merlin
    • 1. Merlin Le 08/09/2016
    "le fait que les preuves ne corroborent pas un tel modèle, de même que pour dire qu'il faut arrêter de projeter inconditionnellement notre propre idéologie sur le passé."

    C'est bien, mais il aurait fallu veiller à ce que ça ne fasse pas non plus défaut à l'article. En effet, et bien qu'il existe réellement des gens qui pensent comme vous le dites, il existe aussi de très bons articles qui ne vont pas du tout dans ce sens et qui sont utilisés dans l'enseignement de l'histoire médiévale et l'archéologie médiévale scandinaves (voir Umeå Universitet par exemple).
    Il faut aussi prendre en compte que la vision des différences H/F étaient différentes à l'époque des Vikings, elle l'est aussi encore actuellement entre la Scandinavie et ce qu'on pourrait appeler "l'Europe continentale", toujours avec des nuances bien sûr, mais bien réelle.
    Enfin, même le Vikingskiphuset qui présente les découvertes d'Oseberg n'a pas tout à fait cette vision des choses...en tout cas ce n'est pas comme ça que c'est présenté au touriste anglophone !

    Les sources indiquées par l'article cité en bas ne sont pas assez nombreuses et variées pour traiter un tel sujet pourtant bien intéressant et légitime.

    Dommage, l'intention était bonne.
    • idavoll
      • idavollLe 08/09/2016
      Quelques précisions suite à votre commentaire afin qu'il n'y ait pas de malentendus. Quand vous dites "vous", sachez qu'Idavoll ne fait que collecter au niveau du blog, nommé "Actualités", des publications de toutes sortes en lien avec les Vikings mais n'en est pas l'auteur. Juste le modeste traducteur quand ces articles ne sont pas disponibles en langue française. Aucun doute qu'il existe de très bons articles qui ne vont pas du tout dans ce sens. Mais l'intérêt ici, c'est de donner à lire TOUS les points de vue, dès lors que l'argumentation est sérieuse, afin d'alimenter la réflexion de chacun. Enfin, il ne s'agit que d'un aperçu, comme indiqué dans le chapeau de l'article, du projet de doctorat sur lequel travaille actuellement l'auteure des propos, l'archéologue Marine Moen. Bien à vous.

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